Lecture expliquée n°13, "Magnitudo parvi"

Introduction, la figure du berger, "l’œil plein de visions"

Dès la poésie antique, le berger est un double du poète, familier de la nature, sans cesse en mouvement, se guidant grâce aux étoiles, il est un contemplateur de l'infini, un explorateur des mystère de l'univers. Victor Hugo revisite le genre pastoral, qui met en scène des bergers dans un décor naturel, mais de manière plus sombre et dramatique. Dans le poème "Pendant que le marin" (Livre IV, 11) Victor Hugo présente trois figures du poète, le marin "qui calcule et qui doute", l'astronome "inondé de rayons" et le berger "l’œil plein de visions"
Remarque sur la forme : ce passage est formé de quatrains composé d'octosyllabes. L'octosyllabe est un vers instable dont le rythme est très varié.


Lecture expliquée

Problématique : de quelle manière ce poème donne-t-il le sens du mot "contemplation" ?

Vers 454-455
Lui, ce berger, ce passant frêle,
Ce pauvre gardeur de bétail
Cette strophe commence, comme beaucoup d'autres strophes du poème, par le pronom personnel "Lui", qui fonctionne comme une anaphore, en alternance avec l'adjectif qualificatif "seule". Lui, c'est le berger, en tant qu'image du poète. Sa pauvreté resserre son lien avec la nature, il est le "passant frêle" qui se confond avec elle.

Vers 456-457
Que la cathédrale éternelle
Abrite sous son noir portail,
La métaphore "cathédrale éternelle" qui abrite le berger, désigne la voûte céleste, conformément à l'imagerie romantique, un lieu lugubre et propice à la méditation. Cette représentation du cosmos comme cathédrale, lui donne une dimension religieuse et même mystique.

Vers 458-461

Cet homme qui ne sait pas lire,
Cet hôte des arbres mouvants,
Qui ne connaît pas d’autre lyre
Que les grands bois et les grands vents,
Cette strophe construit le portrait d'un berger, Orphée qui ne sait pas lire, "hôte des arbres", il éprouve le sentiment de la nature, il est pure sensibilité, ouverte aux grands espaces ("grands bois" et "grands vents"), mais cette nature est une nature animée, elle est un langage auquel accède le berger "qui se sait pas lire".

Vers 462-463
Lui, dont l’âme semble étouffée,
Il s’envole, et, touchant le but,
L'ouverture de l'espace aboutit une libération de l'âme "étouffée", qui "s'envole". Ce début de strophe imite l'essor de la pensée.

Vers 464-465
Boit avec la coupe d’Orphée
À la source où Moïse but !
Intéressant rapprochement des sources grecques et biblique de la poésie de Hugo. Orphée, poète lyrique de la Grèce antique, qui explora les Enfers, boit à la même source que Moïse. Cette rencontre est essentielle dans l'inspiration de Victor Hugo, grand lecteur de la Bible et des auteurs gréco-latins.
Remarquer aussi la construction en chiasme : "Boit"/"coupe"/"source"/"but".

Vers 466-469
Lui, ce pâtre, en sa Thébaïde,
Cet ignorant, cet indigent,
Sans docteur, sans maître, sans guide,
Fouillant, scrutant, interrogeant,
Remarquez ici la négation lexicale ("ignorant", "indigent") ou avec l'adverbe "sans", trois fois sans un même verbe. L'ignorance du pâtre le rapproche de l'univers et permet de libérer son âme.
Rythme ternaire créant des variations  dans l'octosyllabe (1/ 3/ 5 ;  4/4  ; 3/3/2 ou 2/2/4).  Les participes présent du dernier vers de la strophe expriment activement la quête poétique, en reprenant la même assonance (/an/) du vers précédent.

Vers 470-471
De sa roche où la paix séjourne,
Les cieux noirs, les bleus horizons
La roche est l'abri du berge, d'où il contemple l'univers. Noter la dominante chromatique sombre dans le ciel. ("cieux noirs", "bleus horizons")

Vers 472-473
Double ornière où sans cesse tourne
La roue énorme des saisons ;
Hugo reprend l'image de la roue de l'univers, du temps cyclique marqué par les saisons. On retrouve cette image dans d'autres parties du recueil les contemplations ("la création est une grande roue", Livre IV, 16, vers 67)

Vers 474-475
Seul, quand mai vide sa corbeille,
Quand octobre emplit son panier ;
L'évocation du cycle des saisons se poursuit, alternance d'abondance et de dépouillement, de vide et de plein exprimé par un parallélisme "quand mai vide"/"quand octobre emplit").

Vers 476-477
Seul, quand l’hiver à notre oreille
Vient siffler, gronder, et nier ;
Reprise du parallélisme avec la personnification de l'hiver, saison qui fait entendre une voix "siffler, gronder)

Vers 478-481

Quand sur notre terre, où se joue
Le blanc flocon flottant sans bruit,
La mort, spectre vierge, secoue
Ses ailes pâles dans la nuit ;

Le cycle des saison s'arrête à l'hiver. L'évocation de cette saison construit dans le silence une personnification de la mort ("la mort, spectre vierge", "ailes pâles") conformément à l'imagerie du romantisme noir. Noter l'enjambement au vers 480 qui anime la personnification. On remarque aussi que dans les vers 479 et 480, les mots "blanc" et "mort" tombent sous l'accent, à la même place dans le vers.

Vers 482-485
Quand, nous glaçant jusqu’aux vertèbres,
Nous jetant la neige en rêvant
Ce sombre cygne des ténèbres
Laisse tomber sa plume au vent ;
 En utilisant le pronom personnel "nous", qui implique le lecteur,, le poète nous fait ressentir le froid de manière très corporelle, "jusqu'aux vertèbres", il nous fait vitre l'expérience du berger. Mais la neige est aussi associée au silence et à la légèreté "flocon flottant", "la neige en rêvant", "plume au vent". L'allégorie de la mort se précise dans la périphrase "sombre cygne des ténèbres" par l'association au symbole du cygne, oiseau hivernal associé au gel. De manière assez singulière la blancheur - par le thème de la mort - est associée aux ténèbres.

Vers 486-489
Quand la mer tourmente la barque ;
Quand la plaine est là, ressemblant
À la morte dont un drap marque
L’obscur profil sinistre et blanc ;
Changement de point de vue. L'image dynamique de le mer qui "tourmente la barque", se superpose à celle de la plaine, associée à l'immobilité de la mort (comparaison avec la "morte" sans doute suggérée par l'aspect de la neige sur la plaine)
Le dernier vers de cette strophe, complète la gamme chromatique très froide de ce poème, en assimilant la blancheur à l'obscurité.

Vers 490-493

Seul sur cet âpre monticule,
À l’heure où, sous le ciel dormant,
Les méduses du crépuscule
Montrent leur face vaguement ;

Remarquer, avec la reprise de l'anaphore "Seul",  la position dominante du berger sur son "âpre monticule" qui reprend un thème courant de la poésie romantique. Les vers suivants traduisent une vision onirique et étrange, où apparaissent des "méduses du crépuscules" qui sont autant les créatures informes des fonds marins que le personnage mythologique de Méduse au regard pétrifiant. La vision perd sa netteté, se brouille, et est dominée par le vague

Vers 494
Seul la nuit, quand dorment ses chèvres,
Reprise du thème de la pastorale

Vers 495-497
Quand la terre et l’immensité
Se referment comme deux lèvres
Après que le psaume est chanté ;

Très belle image de la "terre" et "l'immensité" (le ciel ou la mer, confondus) qui sont comparé à "deux lèvres" qui se ferment après la prière.

(à suivre)


Caspar Freidrich, le "Le moine au bord de la mer". Évocation du sublime romantique !

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