Un poème engagé "Melancholia"

Les poèmes que nous avons vus en lecture expliquée, nous permettent d'aborder des dimensions très différentes du recueil, le thème de l'amour et son approfondissement (poème "Lise), le contemplation dans des poèmes visionnaire où s'approfondit le regard du poète ("Magnitudo parvi") Pour autant, le poète n'oublie pas les questions sociales et politiques. La vie de Victor Hugo, auteur du roman les Misérables et du recueil les Châtiments, dirigé contre Louis Napoléon Bonaparte, témoigne de la force de son engagement. Dans le célèbre poème "Melancholia", il développe plusieurs tableaux de la misère humaine, source de la mélancolie du poète.

Albrecht Dürer, Melancholia





Voici deux extraits :

Extrait 1 (v 13 à v 48)
Cette fille au doux front a cru peut-être, un jour,
Avoir droit au bonheur, à la joie, à l’amour.
Mais elle est seule, elle est sans parents, pauvre fille !
Seule ! — N’importe ! elle a du courage, une aiguille,
Elle travaille, et peut gagner dans son réduit,
En travaillant le jour, en travaillant la nuit,
Un peu de pain, un gîte, une jupe de toile.
Le soir, elle regarde en rêvant quelque étoile,
Et chante au bord du toit tant que dure l’été.
Mais l’hiver vient. Il fait bien froid, en vérité,
Dans ce logis mal clos tout en haut de la rampe ;
Les jours sont courts, il faut allumer une lampe ;
L’huile est chère, le bois est cher, le pain est cher.
Ô jeunesse ! printemps ! aube ! en proie à l’hiver !
La faim passe bientôt sa griffe sous la porte,
Décroche un vieux manteau, saisit la montre, emporte
Les meubles, prend enfin quelque humble bague d’or ;
Tout est vendu ! L’enfant travaille et lutte encor ;
Elle est honnête ; mais elle a, quand elle veille,
La misère, démon, qui lui parle à l’oreille.
L’ouvrage manque, hélas ! cela se voit souvent.
Que devenir ? Un jour, ô jour sombre ! elle vend
La pauvre croix d’honneur de son vieux père, et pleure.
Elle tousse, elle a froid. Il faut donc qu’elle meure !
À dix-sept ans ! grand Dieu ! mais que faire ?… — Voilà
Ce qui fait qu’un matin la douce fille alla
Droit au gouffre, et qu’enfin, à présent, ce qui monte
À son front, ce n’est plus la pudeur, c’est la honte.
Hélas ! et maintenant, deuil et pleurs éternels !
C’est fini. Les enfants, ces innocents cruels,
La suivent dans la rue avec des cris de joie.
Malheureuse ! elle traîne une robe de soie,
Elle chante, elle rit… ah ! pauvre âme aux abois !
Et le peuple sévère, avec sa grande voix,
Souffle qui courbe un homme et qui brise une femme,
Lui dit quand elle vient : C’est toi ? Va-t-en, infâme !

Extrait 2 (v 111 à v 145)

... Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?
Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ?
Ces filles de huit ans qu'on voit cheminer seules ?
Ils s'en vont travailler quinze heures sous des meules
Ils vont, de l'aube au soir, faire éternellement
Dans la même prison le même mouvement.
Accroupis sous les dents d'une machine sombre,
Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l'ombre,
Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,
Ils travaillent. Tout est d'airain, tout est de fer.
Jamais on ne s'arrête et jamais on ne joue.
Aussi quelle pâleur ! la cendre est sur leur joue.
Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las.
Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas !
Ils semblent dire à Dieu : - Petits comme nous sommes,
Notre père, voyez ce que nous font les hommes !
Ô servitude infâme imposée à l'enfant !
Rachitisme ! travail dont le souffle étouffant
Défait ce qu'a fait Dieu ; qui tue, oeuvre insensée,
La beauté sur les fronts, dans les cœurs la pensée,
Et qui ferait - c'est là son fruit le plus certain ! -
D'Apollon un bossu, de Voltaire un crétin !
Travail mauvais qui prend l'âge tendre en sa serre,
Qui produit la richesse en créant la misère,
Qui se sert d'un enfant ainsi que d'un outil !
Progrès dont on demande : Où va-t-il ? que veut-il ?
Qui brise la jeunesse en fleur ! qui donne, en somme,
Une âme à la machine et la retire à l'homme !
Que ce travail, haï des mères, soit maudit !
Maudit comme le vice où l'on s'abâtardit,
Maudit comme l'opprobre et comme le blasphème !
Ô Dieu ! qu'il soit maudit au nom du travail même,
Au nom du vrai travail, sain, fécond, généreux,
Qui fait le peuple libre et qui rend l'homme heureux !

Deux tableaux de la misère humaine

Ces deux extraits sont des tableaux terribles et émouvants de la misère humaine. Le premier extrait évoque la situation d'une jeune fille réduite à la pauvreté, qui doit vendre tous ses biens, jusqu'à la "croix d'honneur" de son père et est conduite au "gouffre" de la prostitution (cela se devine implicitement). Alors que tout le monde réprouve cette chute morale, le poète veut dénoncer l'engrenage qui conduit une jeune fille vertueuse au malheur. Remarquez les enjambements qui expriment cette chute morale des vers 37 à 40.
L'autre extrait, resté célèbre, s'en prend au travail des enfants, présenté comme un véritable enfer. 

Le pathétique 

Victor Hugo cherche à émouvoir son lecteur, il nous rend sensible au dénuement et à la pauvreté de la jeune fille, qui ne peut plus vivre alors que vient l'hiver : "Elle tousse, elle a froid, il faut donc qu'elle meure !". On retrouve le même pathétique dans l'évocation des enfants qui travaillent sous la meule "anges dans un enfer".

La dénonciation

Dans le premier extrait, la dénonciation est implicite, mais le poète fait entendre son indignation de manière plus personnelle dans le deuxième extrait, en utilisant la tonalité lyrique ("ô servitude infâme imposée à l'enfant") ou bien des malédictions prophétiques (anaphore "Maudit...")

Poésie engagée

Ces tableaux pathétiques sont mis au service d'un véritable discours politique. Victor Hugo dénonce un progrès qui asservit l'homme mais appelle de ses vœux un progrès libérateur : "vrai travail, sain, profond, généreux..."

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